dimanche 29 octobre 2017

鸛の物語 十二


Au déjeuner, c’est notre mama-san qui nous vient en aide, de la manière la plus inopportune qui soit. Oui, évidemment, ses bains y sont pour quelque chose, mais les ryokan dotés d’onsen font partie du folklore, et du mystère des établissements de renom. Nul ne sait pourquoi ces jaillissements telluriques adviennent, et encore moins qui vient à les découvrir et à les exploiter, mais on y établit depuis toujours des relais pour les voyageurs épris de confort aquatique. Brûlants. Et qui sentent souvent l’œuf pourri. Qu’importe. Alors que les edamame nous sont servis, elle se porte volontaire pour éclairer notre lanterne. Une mama-san à l’ancienne, quoi, qui ne sait pas tenir sa langue lorsque son hôtel est vide, et qui serait prête à vendre son kimono pour faire bonne impression.

Et réagir à un compliment :
 - Bel établissement que vous avez là, si bien tenu et si calme ! L’épitomé de l’hospitalité à la japonaise ! Ce confort, cette cuisine, et ces thermes, quels plaisirs ! À vous voir régir cette maison d’une main de maître, je ne peux que m’esbaudir devant un si parfait exemple de l’hôtellerie traditionnelle des montagnes du Gifu, dont, je suis sûr, vous êtes la digne héritière d’une longue lignée d’aubergistes hydrophiles !
 - Oh, oh, oh, vous nous faites trop d’honneur, vraiment. Non, non, non, notre modeste pension n’est pas digne de toutes ces louanges. Et mon grand-père, alors jeune métayer, a simplement eu l’insigne chance de se trouver au bon endroit au bon moment lorsqu’un mystérieux puisatier fit la découverte de la source qui alimente notre ryokan, il y a de cela environ un siècle.


À nous voir tous de concert nous figer net, elle prend le parti de s’asseoir à notre kotatsu. Elle s’accroupit donc lentement, et, après une pause mélodramatique du plus bel effet, commence son récit :
 - C’est une histoire qui, comme notre humble auberge, se transmet depuis trois générations. Oh, oh, vous savez, nous, gens de Hida, nous ne sommes pas bien riches, non, non, mais nous sommes finauds, ça oui. On connaît nos kami, on sait comment attirer leurs grâces ! Tout commence il y a donc bien longtemps, oui, bien longtemps, à la fin de l’été, alors que la récolte commence pour les vergers de kakis, et que tous les fermiers de la vallée se réunissent devant le Sakurayamahachimangu, notre plus célèbre sanctuaire Shintō, pour quémander, avec moult et moult offrandes, à nos divinités du sol et des arbres une cueillette prospère. Et soudain, figurez-vous, une procession de pêcheurs aux cormorans, venus de la rivière Nagara apparut pour nous mettre en garde, nous autres, gens de Hida. Ils dirent que leurs oiseaux les avaient prévenus qu’une série de calamités allait s’abattre sur notre communauté, et que, si nous n’y prenions pas garde, le déluge, rien de moins, allait fondre sur nous tous, et que nous allions être emportés par des inondations sans commune mesure. Que le salut viendrait si nous rejetions la présence d’un alchimiste aux étranges pouvoirs, qui pourrait tourner toutes terres émergées en océan. Mais nous, gens de Hida, on rit à leur menace. On moqua leurs guenilles détrempées, et leurs barbes de vieux pêcheurs, et personne ne prit leurs admonestations au sérieux. Ils s’en retournèrent alors à leur pirogue et à leurs volatiles, en bougonnant contre le bon sens paysan. Pourtant, d’étranges phénomènes commencèrent à se manifester au début de l’automne. De grosses giboulées, si subites et si violentes, se précipitèrent sur quelques champs, saccageant les arbres et leurs fruits, ne laissant que coulées de boue et troncs tout tondus. Puis survint, toujours sous bonne escorte, ce sourcier dont mon grand-père nous a tant parlé. Oh, oh, il prenait bien soin, mon grand-père, de nous réunir à la nuit, au coin du feu, nous, les tout petits, pour nous conter encore et encore, avec l’œil malicieux de l’instigateur des cauchemars d’enfant, le souvenir de son apparition, le souvenir d’un homme efflanqué, presque squelettique, au teint cireux, échevelé, aux gestes désarticulés, capable d’un signe tracé à la baguette sur le sol de faire jaillir des profondeurs de la terre l’eau bouillante et méphitique, et faire déborder les étangs ! Et de nous captiver avec ses tentatives, infructueuses d’abord, de mener ce personnage aux allures d’épouvantail vers le lopin de terre qu’il possédait, juste là où nous nous trouvons maintenant… Oh, oh, il tenta d’amadouer les gardes, d’offrir ses meilleurs kakis, de promettre monts et merveilles. Il se déguisa même en émissaire impérial, pensant tromper ainsi la surveillance constante qui accompagnait ce mage cadavérique. Ce qu’il reçut en retour, c’est une bastonnade et quelques jours de cachot ! Ah, ah, ah ! Mais il était finaud ! Il avait remarqué quelque chose, à la manière dont le sourcier se comportait lors de ses errances. Une sorte de manie, à toujours tracer avec son index des signes sur sa paume, tout en chuchotant sans cesse les mêmes incantations. Cela lui mit la puce à l’oreille, et il parvint enfin à attirer la petite troupe sur sa parcelle en agitant devant leur nez des rouleaux de washi, notre meilleur papier, tout en ayant orné son couvre-chef de nombreux pinceaux. Le sourcier, comme hypnotisé, s’arrêta net, et suivit mon grand-père jusqu’à l’endroit où il fit jaillir, en quelques gestes cabalistiques, la source chaude qui alimente depuis notre onsen. Il partit avec ses rouleaux, semble-t-il rasséréné, sans tremblote ni murmure…
 - Et savez-vous où il habitait, cet énigmatique visiteur ?
 - Oh, oh, on dit qu’il était sous la protection du clan Kanamori, qui l’avait, je vous l’ai dit, sous bonne garde… Mais il ne résidait pas à Takayama même, non. Je crois qu’il était séquestré du côté de Kamiokacho Funatsu, et devait être transporté en charrette à bras jusqu’à la ville pour accomplir ses étranges prodiges. Que reste-t-il de l’endroit où il était cloîtré ? Je n’en sais rien, mais je peux peut-être vous donner des indications plus précises, si vous me laissez passer quelques coups de fil… Nous, gens de Hida, nous sommes très accommodants vous savez, oh, oh, oui, oui, oui.


Nous acceptons sa proposition de bon cœur, et entamons notre déjeuner d'excellent appétit. Plus tard, après une sieste sur de confortables futons, nous sommes conviés à la réception où notre hôtesse, trépignante d’impatience, nous adresse en ces termes :
 - Voilà, voilà, oh, oh, oh. Oui, c’est bien à Kamiokacho Funatsu ! Nous, gens de Hida, nous ne sommes pas très sophistiqués, mais nous avons le sens de l’orientation et une bonne mémoire ! Là, je vous ai écrit l’adresse du lieu que vous recherchez. Ce n’est pas très loin, il suffit de franchir un petit col, et vous y êtes. Je vous réserve le dîner pour ce soir ?

Dîner confirmé, nous prenons la route, franchissons le col qui nous sépare de Kamiokacho, où les montagnes se font plus abruptes et la vallée plus encaissée. Le village suit la courbe d’un torrent, avec ses maisons au toit de tuiles bleues et grises. Un peu en amont, on trouve d’anciens murs à moitié en ruines qui délimitent un fortin qui paraît à l’abandon. Pourtant, jouxtant le petit bâtiment, on voit deux cahutes toutes proprettes. La première semble abriter une boutique de souvenirs, et la seconde, fermée, ne laisse rien deviner. On gare notre véhicule, et Keiko prend l’initiative de mener notre enquête, à la manière subtile du touriste égaré, qui a entendu de vagues légendes, et qui profite de son passage par ici pour affecter sa désarmante candeur. La voilà donc qui pénètre dans cette échoppe, et, jouant admirablement la citadine un peu snob perdue au milieu de la cambrousse, soutire une information essentielle. Oui, il y a bien eu, environ un siècle auparavant, d’étranges fables sur un fou qui prétendait faire éclore des geysers, et le petit refuge à côté contiendrait des artéfacts ayant appartenu à ce dément, avant qu’il ne se volatilise. Et serait-il possible d’y jeter un œil ? Ah, ce n’est pas moi de vous répondre, s’entend-elle dire, mais vous devez demander à mon superviseur. Est-il là ? Oui, vous avez de la chance, il inspecte le rempart sud à cet instant. Et nous voilà, enfin, devant l’entrée d’un cabanon qui recèle, nous l’espérons, la clef de toutes ces pérégrinations. Que l’on ouvre à notre requête.

Dedans, un fouillis d’objets disparates. Des hallebardes. De vieilles loques. De vieux meubles de bois. Une couchette. Et, dans un coin, des rouleaux de vieux papiers, étrangement secs et qui s’effritent sous le toucher. Avec mille précautions, nous aplanissons les premiers feuillets, et Keiko commence à déchiffrer ces étranges circonlocutions rédigées d’une main frémissante.

使


 - On peut avoir une version latine, mademoiselle ?
Mon complice joue sur les mots, et nous voilà à décrypter, en deux temps :
Tracer. Tracer des signes. Des signes, des signes. Faire courir le pinceau. Laisser la main agir. Juste la main. La voix de la main. Ma voix. Tracer toujours. Des signes de montagne. Montagne. Montagne. Des signes de pensée. Pensée. Pensée. Et ma main. Ma main. Ma voix. Ma voix. Le pinceau. L’encre. La main. Les signes. Tracer toujours. Ne pas s’arrêter. Ne pas laisser les chuchotis recouvrir ma pensée. Ma pensée. Ma pensée. Les faire taire. Ne pas laisser aux chuchotis la voix au chapitre. Non. Non. Ne plus évoquer le chapitre. Chapitre. Chapitre de la végétation. Non. Non. De la tornade. Jamais. De la terre encore moins. Et du feu. Du feu. Feu. Non. Pas le feu. Ni l’eau. Ni le torrent. Ni la source. Non. Non. Tracer des signes. D’autres signes. Pensée. Pensée. De ma main. Ma main. Ma main. Mon pinceau. Ma voix. Ma voix. Ma voix. Heian Kyō. Ma Voix. À Heian Kyō. Ma voix. Ma voix. Ma voix…
 - Il cancane le coco. A définitivement perdu la boule, m’est avis. 

Tous les feuillets sont recouverts de ces lignes tremblantes et serrées, lointain témoignage d’un esprit dérangé, sombrant dans la folie. Mais la mention de Heian Kyō apparaît régulièrement, et c’est, à ce stade, notre seule piste. 
 - Heian Kyō ?
 - L’ancienne appellation de Kyōto, avant Meiji. À démêler le sens de ces folios foutraques, je pense que c’est notre prochaine destination. ちくしょ ! Ce peintre fou se dérobe encore !

Keiko reste silencieuse. Elle hoche la tête, deux fois. Puis :
 - Vous devriez partir demain matin. Rentrons au ryokan, et dînons ensemble. Je suis sûre que notre mama-san a mis les petits plats dans les grands. Mais d’abord, je vais faire un crochet à la gare routière. Il vaut mieux que vous preniez un bus direct pour Kyōto. Évitez les trains dorénavant, les Maeda et Imube ont certainement activés leurs réseaux pour vous traquer dans toutes les stations. Quand vous arrivez, rendez-vous au Nishi Hongan-ji. Je ferai en sorte de prévenir un Ikkō pour vous protéger et vous venir en aide.

Elle est, indiscutablement, charmante.

Jusqu’au bout.

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