- Bienvenus à Kanazawa ! Avez-vous fait bon voyage ?
Elle est décidément charmante.
À la descente du train – Le Thunderbird Express, ça ne s’invente pas – la voilà
qui apparaît sur le quai, tout sourire et espièglerie, pour nous prendre par la
main, et nous chaperonner.
- Papa ne m’avait pas dit que vous seriez si à l’aise avec notre langue et
nos habitudes !
- Papa ?
- Il m’a appelé hier pour me prévenir de votre arrivée. Et, comme je suis
assez libre ces jours-ci, je me tiens à disposition pour vous aider, si vous le
souhaitez. Il ne m’a pas dit grand-chose sur ce que vous cherchez, sauf que vous
êtes sur la piste d’un artiste du siècle dernier qui aurait disparu. Typique de
mon père, ça, des histoires bizarres et mystérieuses !
Je préviens mon acolyte :
- La donzelle est hors-limite. Fille de, donc tu peux charmer, mais de loin.
On se tient à carreau, on regarde, on apprécie, c’est tout. Vu ?
Il acquiesce d’un regard sournois. Comme je le sais gourmand, et en terrain
inconnu, je dois fournir carotte et bâton. Je ratonne en espérant trouver une râpe,
pour plus tard.
- Votre père, je dois dire, est un sacré phénomène… Intarissable, autant sur
l’histoire du pays que sur les spiritueux. C’est courant ça, de trouver par
hasard un chauffeur de taxi à la
retraite qui n’a pas son pareil pour vous conter légendes oubliées et anecdotes
paillardes en descendant tranquillement ses single malts ?
Elle me considère un temps. Puis :
- C’est le drame de sa vie, ça. Oh, il aurait pu être encore plus
malchanceux et avoir fini ouvrier à la chaîne dans une usine automobile, alors, taxi, finalement, c’était
un moindre mal. Il pouvait toujours écouter et apprendre. Ce qu’il a fait, d’ailleurs,
et avec diligence, pendant tout le temps qu’a duré sa sinécure. Il faut que
vous dise, il était promis à une brillante carrière, d’enseignant ou de
chercheur, en histoire, philo ou science politique. C’était sa véritable
passion, avaler toutes sortes de bouquins, d’essais, d’articles et périodiques.
Il avait 18 ans, son examen d’entrée dans les plus prestigieuses universités
passé comme une formalité, et il se voyait déjà dans un dortoir à Tōkyō ou Kyōto en train de pondre une thèse. Et puis voilà, on est au début de l’été 1968, et
avec des copains de lycée ils se sont montés la tête et sont partis voir ce qui
se passait à Osaka, avec les échauffourées étudiantes du côté du campus universitaire, à Suita. Ils sont arrivés là-bas
sans trop comprendre la situation, les factions, les jeux de chat et de souris
avec la police. Ils ont dû trouver ça très excitant, bien sûr, et se sont mis à
battre le pavé aussi… Mais ça s’est très mal terminé : une escouade de flics
anti-émeute a été pris à partie violemment par des anarchistes, et, dans la mêlée,
mon père a été blessé, puis embarqué manu militari. La suite, c’est du
classique : inculpation pour coups et blessures, sédition, incarcération
dans un camp de redressement, procès. Ses rêves de gloire intellectuelle irrémédiablement
brisés, après plusieurs mois d’enfermement, il sort, il ne peut plus prétendre à
des études supérieures. Il est dorénavant un paria. Il se réfugie dans sa famille. Il déprime. Mais
la vie peu à peu reprend ses droits, il n’a pas encore vingt ans, il est
toujours curieux et gouailleur, et il cherche un boulot pour ne pas ruminer son
échec et son amertume. Ça sera taxi, et ça va le sauver de lui-même : la meilleure
preuve, ça a été moi – je veux dire, ma naissance –, l’amour indéfectible pour
sa femme, le faux cuir de son volant, son mal de dos, l’envie de tout savoir,
si possible en bonne compagnie, avec de quoi se brûler la gorge. Et moi, bien
plus tard, pour lui faire plaisir, en bonne fille, j’ai tenté de suivre la voie
qui aurait dû être la sienne, en moins éblouissant... Je travaille aux archives
municipales ici, depuis maintenant quelques années. Et je dois dire que, tout
comme Imohori Togoro qui dans les temps mythologiques pelletait ses champs de
patates et y a découvert des pépites d’or, j’ai aussi fait mon trou et déniché
des trésors cachés dans cette bonne vieille ville de Kanazawa.
- Méfiez-vous, vous vous mettez à parler comme votre père !
Nous longeons un parc aux arbres rougeoyants. L’automne drape déjà les
feuilles de ses couleurs chaudes. Au loin, on distingue des toits en guirlande blanches
et grises. C’est limite lyrique, comme décor.
- Tiens, vous avez un château ici aussi ?
- Oui, mais il ne reste que les ailes. La tête est tombée il y a longtemps, brûlée
par trois fois en 1631, 1759 et 1881. Ce qu’il a gardé de plus distinctif,
outre le fait qu’il embrasse toute la vieille ville de ces douves, ce sont ses
tuiles blanches, faites de plomb. Elles sont non seulement ignifuges, mais
surtout, en cas de siège, peuvent être fondues pour être transformées en
quelque chose de plus utile. Des balles, par exemple. L’esprit pratique, en
somme, des seigneurs de guerre locaux.
- Des gens visiblement avisés, ces nobliaux, même si, d’après mes maigres
connaissances, la ville est plus connue pour avoir été longtemps un havre de
paix et de prospérité pour de nombreux artisans, attirés par le climat entrepreneurial
et la promesse de commandes régulières
pour tout le pays. D’où le fait que nous arrivons ici, pour retrouver un
peintre exilé depuis vos terres natales…
- Et dont nous allons retrouver, j’espère, une trace dans les entrailles de
la mairie, qui se trouve juste devant nous. Par ici, messieurs, et laissez-moi parler.
Jouez les ahuris, ça passe toujours mieux chez les officiels.
On pénètre dans le bâtiment austère de l’hôtel de ville. Ça bruisse à l’accueil,
et on nous donne sauf-conduit vers les étages, où, sous des néons
bureaucratiques, notre guide nous intime une attente cérémonieuse, avec thé et
mochi, sous le regard attentif du personnel de la maison. Après quelques
minutes, elle revient.
- Comme je le craignais, rien sous le patronyme Imube. Votre artiste a dû s’installer
sous un faux nom… Et ces deux caractères, 忌部, ne peuvent pas être
recomposés différemment. D’ailleurs, tracés ensemble, ils ne signifient pas grand-chose.
Ça pourrait être traduit par « cabinet du deuil », ou « section
de la mort ». Un chouette nom, sans aucun doute, et très rare.
Mon voisin, affalé dans son fauteuil réglementaire, boit son thé en
mastiquant. Vieux hibou, il s’enquiert en grognant du résultat de la recherche.
Il reprend une gorgée, puis, d’un claquement de langue :
- Les blazes d’ici, ils sont un peu comme chez nous, à la façon Dupont
Dubois Dupuis non ? Donc le gars veut disparaître, il a tous les démons à
ses basques, et il lui faut trouver fissa une identité nouvelle. En plus, il
est pesteux, maudit, damné. M’est avis de chercher un alias plus parnassien, en
miroir du nom qu’il possède. Un truc assez commun qui sonnerait comme « maison
de la vie » ou « plaine de joie ». Un nom à se dire tiens un
godelureau naïf en escapade…
Je traduis. Elle hoche la tête, une fois, puis retourne dans les
profondeurs de son administration.
- Charmante. Intelligente. Obéissante.
On s’assoupit à force de patience, sous les commentaires amusés du secrétariat.
Son retour enjoué dissipe notre torpeur.
- Bingo ! J’ai quelques noms qui semblent correspondre à votre requête.
La période aussi a l’air de coller, entre 1890 et le début du XXème siècle. Les
archives ont gardé la trace de deux吉内 – joli ça,
Yoshiuchi, « maison de la chance joyeuse » –, un 吉野, Yoshino, « plaine
de bonheur », trois 生野, des Ikuno, « champs
de naissance », et un 生内, prononcé Shounai, qui
signifie en gros « abri où l’on vient au monde ». Tous débarqués
comme chōnin, plutôt de basse classe, pour tenter de monter une affaire dans
les quartiers marchands au bord de la rivière Sai. Je peux vous y emmener, si
vous voulez. Ce n’est pas loin, et peut-être tombera-t-on sur une vieille enseigne
au nom plein de promesse ?
Nous sortons sous un ciel crépusculaire, mais le ciel est encore clair.
Soudain, alors que nous nous engageons dans l’avenue qui fait face aux bâtiments
municipaux, deux grosses Merco noires apparaissent et s’arrêtent juste devant
nous. Quatre mastards en costume et lunettes noires surgissent, nous indiquant
de manière convaincante de monter dans la seconde. Pas d’objection. Seule notre
guide tente un appel à l’aide, vite interrompu par une prise à la Spock. Les
voitures redémarrent, la laissant étourdie sur le trottoir.
À l’intérieur, on a de la place pour les jambes, mais pas pour les épaules.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire